Louise Bourgeois, femme maison
Cela faisait un certain temps que j'avais envie d'écrire un billet sur ce thème:
Femmes infertiles : quelle place pour la féminité ?
Dans une société qui nous renvoie la plupart du temps l'image d'une femme-mère accomplie, comment vivre sa féminité quand on doit faire face chaque jour à cette bête obscure qu'est l'infertilité?
L'annonce du verdict de l'infertilité est un profond bouleversement.
Je pense que chacune y réagit de manière différente. Moi, j'ai l'impression d'être devenue étrangère à mon propre corps, progressivement :
Au début des essais, ce corps - alors encore dôté de son extraordinaire pouvoir de transmission de la vie - est perçu comme une nouvelle promesse de bonheur. Choyé, aimé, régulièrement
écouté, scruté, observé, chaque signe qu'il envoie est attentivement décrypté dans l'espoir de l'arrivée du miracle de la vie.
Au fur et à mesure que les mois et les années passent , la méfiance s'installe. Ce corps qu'on croyait connaître, ce corps qu'on pensait "ami" devient mystérieux et opaque. Chaque mois il déverse
le sang et les larmes. Toujours il déçoit. Il est "différent" parmi ses semblables.
Commencent alors les premières investigations médicales. Ce corps devient une terre inconnue, des personnes en blouse blanche - plus ou moins délicates - partent en explorer le fonctionnement, ou
plutôt le dysfonctionnement . Le corps devient chiffres, caractères techniques, mesures. Chaque diagnostic est attendu avec inquiétude et dans l'espoir d'une nouvelle clé pour "comprendre" ce
corps qui ignore superbement le désir d'enfant pour lequel il semblait destiné. L'image d'une hystérographie parfaite peut devenir source de joie et de fierté , donnant lieu à d'étranges
dialogues au sein du couple :
-Regarde mon amour, comme je suis belle de l'intérieur, mes trompes sont tout à fait perméables, mon utérus a la forme d' un coeur!
Les traitements commencent puis s'enchaînent. Intrusion, dépossession: Allez madame, on enlève le bas s'il-vous-plaît!
A qui appartient-il ce corps "télécommandé" par l'équipe médicale ?
Et quand arrive le jour de la ponction à la clinique, adieu le vernis à ongles et le maquillage, les derniers signes de coquetterie - pour ne pas dire de dignité - disparaissent au moment de
revêtir la panoplie blouse - charlotte - chausson (grand moment de solitude que de se retrouver dans cette tenue ridicule devant l'homme qu'on a choisi comme père de son futur enfant) et lorsque
le chirurgien vous attache les jambes au étriers.
La salle de bain où l'on aimait prendre le temps de se prélasser et soigner ce corps, le masser, le crèmer, le parfumer, le rendre désirable ; la salle de bain devient le refuge pour pratiquer
les injections, pour pleurer sur un énième test de grossesse négatif, pour pleurer lorsque les règles surviennent.
Miroir, mon beau miroir, qui est cette femme dans le reflet ? Je ne suis pas celle que je suis... regarde ce corps qui a des bleus et qui a gonflé... ce n'est plus le mien. Mieux vaut se cacher
sous des pulls un peu plus amples, dissimuler subtilement l'absence d' enfant qui alourdit le corps, un peu comme d'autres cachent une grossesse débutante... quelle ironie la vie.
Dans l'intimité du couple, la féminité en prend aussi un sacré coup. La douleur physique et les effets secondaires dûs aux traitements ont souvent raison du glamour. La notion de plaisir devient
secondaire... faire l'amour avec un corps dans lequel on se sent mal c'est difficile. Après chaque échec il faut réapprivoiser ses sensations, réapprendre à faire l'amour par plaisir, essayer
d'oublier que "ça ne sert à rien", que c'est juste bon. Pas facile facile...
Alors voilà, être infertile c'est aussi ça : courir après une féminité malmenée, parfois perdue.
Ne pas pouvoir avoir d'enfant est-ce ne pas être vraiment une femme? Je veux croire que non, même si moi-même j'ai souvent tendance à ne pas me sentir "complètement femme" et me dévaloriser toute
seule .
Il y a encore des petits riens qui font du bien : une paire d'escarpins pour reprendre un peu de hauteur, un peu de rouge sur les lèvres pour avoir à nouveau envie de sourire.
Il reste aussi le plus important, ce qui sauve : le regard amoureux de l'homme qu'on aime et qui continue de nous trouver belle. Car c'est là que tout a commencé. Bien avant l'infertilité.